Tribune d’Etienne Parizot, membre fondateur de #JamaisSansElles publiée dans L’Express.fr.
Panel 100 % masculin lors du « Global Summit of Women » de 2014.
Les femmes sont trop absentes de l’espace public et des plus hautes responsabilités en entreprise. La situation évolue, doucement, bien trop doucement. Pour notre contributeur, Etienne Parizot, du collectif #JamaisSansElles, il est des responsabilités, « actives et passives, accablantes. »
« Messieurs, nous sommes coincés! La situation s’aggrave. Il nous faut trouver une solution d’urgence. Il doit quand même bien y avoir quelqu’un de compétent pour notre problème!
– Hmm… en fait, oui, on a trouvé quelqu’un qui conviendrait. Mais…
– Mais quoi?
– Mais c’est une femme.
– Aïe, mince. Bon, continuez à chercher. C’est urgent! »
Ce dialogue aux multiples déclinaisons est reproduit de fait à chaque instant, en chaque recoin de la société, dans chaque domaine d’activité, aujourd’hui comme hier. Mais son absurdité commence à transparaître.
On peut arguer que c’est rarement de manière aussi explicite que s’établit en pratique l’invraisemblable déséquilibre de représentation et de pouvoir d’action et d’intervention des femmes dans la société. Mais la réalité ne saurait se démentir. Si les femmes sont a priori tout aussi capables d’occuper les postes et les fonctions qui demeurent cependant réservés prioritairement aux hommes, si elles n’ont pas d’inaptitude constitutive qui commanderait de les éloigner des milliers de métiers et d’activités où on ne les rencontre pourtant qu’à titre exceptionnel, c’est bien qu’au bout du compte leur concours et leurs services ont été systématiquement écartés, et que les solutions et contributions qu’elles auraient pu fournir ici et là ont été, de manière très concrète, rejetées.
Peut-être ne sont-ils pas la majorité ceux qui, froidement et consciemment, écartent de leurs options et de leurs perspectives la participation des femmes. Mais quelle différence cela fait-il si l’habitus de la société est bien celui-là, si les faits témoignent jour après jour de la prévalence de cette réalité?
« Ce n’est pas un hasard »
Ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas de femme présente sur tel plateau d’experts, pas de femme invitée à telle conférence de bilan ou de prospective, pas de femme abordant telle actualité autour de telle table ronde, pas de femme associée au processus de décision dans telle instance ou entreprise. Ce n’est pas un hasard… et ce n’est pas une nécessité non plus. C’est une volonté! C’est la volonté manifeste de ce qui, dans la société, détient justement les moyens d’imprimer sa volonté.
Quelle est-elle véritablement, et que vise-t-elle? Qui l’exprime, qui la soutient, qui la relaie? Pour quels motifs, avec quelle implication consciente ou inconsciente? Quels sont ses canaux de renforcement, de perpétuation, d’imposition, de reproduction? L’analyse de ses origines, de ses fins et de ses modes de transmission est une tâche importante et utile. Les sciences humaines, c’est heureux, s’en sont saisies, avec des motivations elles-mêmes diverses. Mais l’identification de ses causes, de ses ressorts et de ses rouages ne peut permettre d’en infléchir la loi et de la renverser que si la volonté d’une telle évolution est suffisamment partagée. Or l’est-elle? Et quand bien même, comment se manifesterait-elle, si justement la volonté qui s’exprime et s’imprime dans la société lui fait obstacle? C’est pourquoi l’analyse, sans être vaine, est demeurée inefficiente.
Alors, comment vaincre les mécanismes sans cesse reproduits de l’absurde?
« Même les motifs humains ont été balayés »
Les motifs éthiques et moraux ont été avancés. Ils auraient dû suffire. Les motifs d’équité et de justice sont connus. Ils auraient dû s’imposer. Dénier aux femmes droits, respect et égards égaux est simplement inacceptable. Et pourtant… les inégalités sont patentes! Les injustices criantes! Les responsabilités, actives et passives, sont accablantes! Et pourtant…
Même les motifs humains ont été balayés. Une juste reconnaissance de la valeur de l’individu et de sa pleine dignité, à l’égal de tout autre, n’est-elle pas le fondement même de notre humanité? Chacun sait également qu’une participation active à la société est source d’épanouissement et de réalisation. Et l’humanisme nous enseigne qu’à travers l’émancipation d’un individu, c’est l’humanité, notre humanité commune et universelle, qui s’émancipe, qui s’amplifie et se développe. Qui s’enrichit. Le déni de la part féminine du monde est bel et bien un crime humain, et une insulte à l’avenir de notre espèce qui -espérons-le d’ailleurs- n’a pas encore donné le meilleur d’elle-même. Et pourtant…
Et voici que se révèlent de nouveaux motifs, économiques. Ils sont devenus incontournables! Les entreprises à la gouvernance desquelles les femmes sont associées sont globalement plus performantes, plus équilibrées. La diversité des talents, des points de vue, des approches apparaît même aujourd’hui comme une condition sine qua non non seulement de réussite, mais de survie. Aura-t-il fallu attendre la faillite complète du système verrouillé de la domination masculine pour que l’espace des responsabilités s’ouvre aux femmes?
Le temps des contradictions.
Et subitement, le problème de la mixité apparaît, sous le sceau de l’urgence et sous le jour de l’intérêt collectif et individuel, comme révélateur et symptomatique de tous les archaïsmes qui épuisent et asphyxient notre société pré-mutante.
Car voici le temps des contradictions. La société se révèle aujourd’hui totalement bloquée. Quel projet sociétal? Quelle vision politique? Quelle intention humaine? Quelle intuition philosophique? Quel dessein spirituel? Les relais de communication sont aphones. Peut-être est-ce à force de hurler les messages pourtant les plus explicites à un pouvoir devenu sourd… Le contact ne se fait plus, ou bien se fait en court-circuit. Toutes les instances de décision semblent à l’arrêt, dans une société paralysée par son passé autant que par l’angoisse de son avenir et qui ne connaît plus du présent que la confusion des repères et le brouillage de ses identités.
Certes, le bouleversement de tous les contextes, aussi bien locaux que globaux, et l’explosion d’une complexité multidimensionnelle, culturelle, technologique ou géostratégique, ont de quoi donner le vertige. Les défis à relever, dans l’urgence et sous la menace d’une mutation environnementale aux conséquences encore incertaines, sont si nombreux et si vastes que la tentation se fait grande, pour certains, de s’en remettre à la machine et à « l’intelligence » artificielle (ou d’artifice?). « S’engager, ou se désengager? » semble se demander une humanité dans le doute.
« Tout est possible, puisque plus rien ne fonctionne »
Et c’est bien le point de bascule sur lequel se joue l’avenir: engagement, ou désengagement? Car cette société qui n’a jamais été si bloquée, n’a jamais été si ouverte. Tout est possible, puisque plus rien ne fonctionne. Tel est le temps de la contradiction.
Et voilà qu’un monde se réveille. Une société civile qu’on croyait endormie, mais dont on n’avait simplement jamais pris la peine de prendre le pouls, se révèle pleine de ressources et de ressorts inattendus. Ni contre ni au service des institutions et structures censées l’encadrer, n’attendant plus rien de ce dont plus rien ne peut effectivement venir, cette société civile réinvente une citoyenneté qui n’a pas d’autre appartenance que celle à l’humanité. Femmes et hommes de bonne volonté, désireux d’aller vers ce qui les unit, plutôt que vers ce qui les divise -selon la magnifique devise de l’association Les Humains Associés– ces citoyens se sont mis en marche. Peut-être parce que le sommeil n’était décidément pas leur état naturel… Anonymes inspirés, « Zèbres » discrets et autres joyeux enthousiastes, ils se sont mis à « faire ». Chose qui ne se faisait plus!
Pour eux, cela va sans dire, l’absence de femmes au sein des lieux d’action, de décision, d’échange et de transmission paraît aussi absurde qu’elle apparaîtrait au sein de l’espèce humaine.
« Bloquée, la société? »
Sortir de l’impasse, c’est d’abord sortir du schéma de pensée et d’organisation politique, économique et sociale qui a mené à cette impasse. On parle beaucoup ces temps-ci de « disruption ». Il faut bien un mot… Mais qu’est-ce que cette disruption, sinon la revanche du bon sens? Sans doute la disruption est-elle rupture avec les conventions établies. Mais si les conventions sont les règles que l’on convient, ensemble, d’adopter, alors convenons que certaines sont aujourd’hui inadaptées. Et adaptons-les! Plutôt que de nous adapter indéfiniment à une logique absurde qui nous éloigne toujours plus de nous-mêmes, de notre vérité intérieure et de nos aspirations essentielles. Si les hommes doivent s’adapter, c’est à l’humanité.
Dès lors, le champ s’ouvre et le mouvement redevient possible.
Dans le champ économique. Disruptive, l’uberisation? Simplement permettre à ceux qui souhaitent fournir leurs services de les proposer à ceux qui souhaitent les utiliser.
Dans le champ politique. Disruptive, la société civile? Un candidat sans parti? Une primaire citoyenne ? Simplement le projet on ne peut plus élémentaire de mettre en oeuvre une gestion de la communauté qui réponde à ses attentes et à ses souhaits, dont l’expression est désormais possible de manière plus directe et plus lisible grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Disruptive, la démocratie participative et la prise en compte des mouvements citoyens? Mais pourquoi se priverait-on d’une mise à jour, au moment où les citoyens le jugent souhaitable, du contrat social dont ils sont après tout les instigateurs, les souscripteurs et les garants?
Dans le champ géopolitique. Disruptif, le fédéralisme mondial? Ou simplement réaliser qu’au sein de cultures différentes et qui n’ont pas de raison de s’uniformiser, les hommes et les femmes partagent la même humanité et doivent pouvoir bénéficier des mêmes libertés, des mêmes opportunités, du même accès aux ressources essentielles et des mêmes droits fondamentaux.
Dans le champ éducatif. Disruptif, le recours aux ressources en ligne? Tout juste ne pas empêcher tel ou tel citoyen d’accéder à un enseignement choisi, optimisé pour ses besoins et les contraintes qui sont les siennes, quel que soit son lieu de naissance ou son environnement familial ou culturel.
On pourrait multiplier les exemples.
Et pour la mixité? Les innombrables motifs de rétablissement d’un équilibre naturel n’ayant manifestement pas suffit, reste l’action individuelle. Disruptif, #JamaisSansElles ? Ou simplement la prise de conscience de ce qu’il y a d’absurde et de grotesque à participer à une manifestation publique aussi notoirement déséquilibrée qu’elle n’inclut pas la moindre femme parmi ses intervenants. Simple refus, au fond, de perdre son temps dans des événements qui, étant manifestement bancals, seront inévitablement futiles.
Disruption, dites-vous? Peut-être le temps du bon sens est-il tout simplement venu…
Etienne Parizot est astrophysicien et membre de l’association #JamaisSansElles.
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