Il y a à peine plus d’un siècle, 150 hommes se mobilisaient aux États-Unis à l’initiative des suffragettes pour défendre le droit de vote des femmes, et se faisaient leurs auxiliaires dans les dernières années d’un combat qui allait changer la vie politique outre-atlantique : ce sont les “suffragents”. Les gentlemen de #JamaisSansElles en seraient-ils les héritiers ?
Traduction de l’article : These powerful men were humble allies for women’s vote, par Eileeny Bean, Université de New York
Au-delà des déclarations de soutien à un mouvement particulier, que peuvent faire ceux qui ont de la visibilité et de l’influence pour combattre l’injustice ? Ceux qui ont du pouvoir et des privilèges peuvent-ils faire avancer les intérêts des autres sans détourner ou contrarier les efforts faits par les groupes marginalisés qu’ils veulent soutenir ?
Ce sont bien sûr des questions que se sont posées les activistes de tout temps ; il y a beaucoup de mauvaises réponses et peu de solutions évidentes.
Par exemple, l’acteur et investisseur Ashton Kutcher a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux cet été en annonçant son intention de co-animer en direct sur sa page Facebook une discussion à propos de l’égalité des sexes dans le cadre du travail.
De nombreuses femmes, y compris la PDG de Paradigm, Joëlle Emerson, ont souligné que les questions que Kutcher envisageait de poser à cette occasion, telles que « Quelles règles pour les relations et les flirts sur le lieu de travail ? » ou « Pour créer de l’égalité dans leur portefeuille commercial, les investisseurs devraient-ils investir dans des projets qu’ils croient moins rémunérateurs ? », comportaient des clichés sexistes qui renforcent les préjugés qu’il voulait justement combattre.
Un livre récent documente la manière dont un groupe d’hommes puissants se sont mis à disposition pour servir comme fantassins dans la lutte pour le droit de vote des femmes il y a un siècle : « Les Suffragents : Comment les femmes ont utilisé les hommes pour obtenir le droit de vote » (SUNY Press, 2017). Ce livre de Brooke Kroeger, professeur de journalisme de l’Université de New York, se lit presque comme un manuel sur la manière de mettre en place de façon habile des stratégies d’alliance dans le monde d’aujourd’hui.
La Ligue des hommes a connu un début inattendu lorsque la révérende docteure Anna Howard Shaw, présidente de l’Association Nationale Américaine pour le vote des Femmes, a invité Oswald Garrison Villard, éditeur de The Nation et du New York Evening Post, à participer à une convention sur le vote à Buffalo en octobre 1908.
Villard indiqua qu’il était trop occupé pour « élaborer un discours construit » pour l’événement, mais proposa une autre idée : ne pourrait-il pas rassembler un groupe d’au moins cent hommes influents — réformateurs progressistes, intellectuels reconnus et riches industriels dont les noms « impressionneraient le public et les législateurs » — pour soutenir publiquement la cause ?
En l’espace d’un an, Villard recruta Max Eastman, écrivain à Greenwich Village et protégé de John Dewey, comme secrétaire de la nouvelle organisation et il y eut alors un engouement pour les discours des hommes qui soutenaient le vote des femmes et l’ampleur des adhésions ont rapidement fait la une des manchettes : « Suffragettes masculines maintenant sur le terrain : des ténors se joignent au chœur des sopranos pour soutenir le votes des femmes. »
En 1911, le nombre de membres de la Ligue s’élevait à 150, parmi lesquels d’éminentes personnalités tels que George Foster Peabody, John Dewey, le rabbin Stephen S. Wise et George Creel.
« C’étaient des noms à vous faire tomber à la renverse », dit Kroeger. « C’était de grands financiers, des universitaires, des dignitaires de l’église, qui dans leur domaine respectif étaient responsables d’importants projets, mais qui ont aussi pris le temps de soutenir cette cause. »
Des hommes à la solide réputation
En mai de la même année, 89 hommes appartenant à la Ligue et parmi lesquels un grand nombre étaient des maris, frères ou fils de femmes impliquées dans le mouvement, se sont joints au deuxième défilé annuel de la Journée du droit de vote des femmes sur la 5e Avenue, où ils furent accueillis par une foule des 10 000 spectateurs les raillant au cri de « Allez les filles, soulevez vos jupes ! ».
À une époque où le soutien public pour une cause féminine pouvait faire passer un homme pour une «poule mouillée » ou pire, le fait d’avoir des hommes à la réputation intouchable pour mener le combat était la clé, comme l’expliquait James Lees Laidlow de la Ligue dans une déclaration de mission en 1912. « Il y a beaucoup d’hommes qui sentent intérieurement que l’égalité du droit de vote est juste, mais qui ne sont pas prêts à le reconnaître publiquement, à moins d’être massivement soutenus. Il y en a d’autres qui ne seront même pas prêts à considérer sérieusement la question, tant qu’ils ne verront pas qu’un grand nombre d’hommes sont désireux de se voir compter comme favorables au projet », écrit-il.
La stratégie a fonctionné et des sections de la Ligue se sont répandues dans tout le pays en partant de New York. Les membres de plus en plus nombreux ont fait plus que braver les railleries dans les défilés : prenant leurs directives auprès de Shaw, de Carrie Chapman Catt et d’autres dirigeantes de la NAWSA [Association nationale pour le vote des femmes américaines], des hommes ont utilisé leurs relations et leur influence politique pour faire avancer la cause suffragiste dans des sphères que les femmes n’auraient pu atteindre autrement.
Ils ont plaidé en faveur du suffrage des femmes dans des publications prestigieuses, consacrant parfois des numéros entiers à la cause ; ils ont fait du lobbying auprès des acteurs politiques pour faire inscrire la cause dans les programmes des partis et ont siégé à des comités pour obtenir des projets de loi sur le suffrage devant les assemblées législatives. Ils ont battu le pavé et levé des fonds avant les votes d’amendements pour le suffrage et, dans au moins un cas, ont même accepté de jouer dans un numéro de vaudeville sur le thème du suffrage.
Il est difficile d’imaginer une cause similaire à laquelle tout le monde pourrait se rallier aujourd’hui.
« Si vous pensez à qui ils étaient et à ce qu’ils étaient prêts à faire, c’est assez remarquable », dit Kroeger, rappelant que dans son premier discours, Villard avait suggéré que les membres de la Ligue n’auraient à apporter à peine plus que leur seul nom à la cause. « Il me semble également impressionnant qu’ils étaient démocrates, républicains, indépendants ou socialistes », ajoute Kroeger. « Il est difficile d’imaginer une cause similaire à laquelle tout le monde pourrait se rallier aujourd’hui. »
Arguments en faveur du vote des femmes
En avançant des arguments en faveur du vote des femmes en termes acceptables pour leur public spécifique, les hommes ont aidé à remplacer les vieux arguments d’ordre sentimental sur la pureté morale des femmes par un raisonnement plus solide sur la justice démocratique.
Dans un discours, le juge William H. Wadhams, réformateur de la justice pénale, a fait référence à la Boston Tea Party, recadrant le débat sur le suffrage en termes de droit à la représentation. Les femmes « doivent obéir à la loi et s’acquitter des peines prévues par la loi », concluant alors que « ceux qui s’acquittent de leurs peines devraient avoir les privilèges de la citoyenneté ».
Le militant des droits civiques noirs W.E.B. DuBois a ouvert à plusieurs reprises les pages de son magazine Crisis à la cause du vote des femmes, invitant à un moment les électeurs noirs à pardonner temporairement « l’attitude réactionnaire de la plupart des femmes blanches vis-à-vis de nos problèmes », et à adopter une vision à plus long terme. « Tout argument en faveur du suffrage noir est un argument en faveur du suffrage des femmes ; tout argument en faveur du suffrage des femmes est un argument en faveur du suffrage noir», écrivait-il. « Les deux sont de grands mouvements pour la démocratie. »
Tout argument en faveur du vote des noirs est un argument en faveur du vote des femmes.
Les efforts des membres de la Ligue ont été délibérément conçus pour servir la stratégie à deux niveaux de la NAWSA : faire campagne pour le droit de vote des femmes dans des États en particulier, tout en plaidant pour un amendement dans la Constitution nationale. Kroeger offre un compte rendu détaillé de l’implication des hommes dans les manœuvres législatives menées pendant des années pour faire retirer le petit mot « homme » de la partie de la constitution de l’État de New York qui précisait qui était autorisé à voter. (En 1915, un amendement est allé jusqu’au vote mais n’a pas réussi à recueillir suffisamment de voix, de sorte qu’il a fallu un nouveau vote en novembre 1917 pour finalement l’adopter.)
A quel autre moment, avant ou depuis, les hommes se sont-ils comportés de la sorte vis-à-vis d’une cause concernant les femmes ?
Mais Kroeger suggère également que les membres de la Ligue des hommes, qui comprenaient des amis proches, des confidents et des partisans de Woodrow Wilson, ont aussi joué un rôle clé dans l’élaboration de la pensée du Président sur la question au niveau fédéral, dans la dernière ligne droite tendue vers la ratification en 1920 du dix-neuvième amendement de la Constitution des États-Unis [qui donna le droit de vote aux femmes dans l’ensemble de l’Union].
Selon M. Kroeger, pendant des années Wilson « repoussait, balbutiait et esquivait » lorsqu’il était interrogé sur ses opinions personnelles quant au droit de vote des femmes, invoquant le droit des États et la complexité morale de la question, attitude qui sera familière à tous ceux qui suivent les prises de position en constante évolution des personnalités publiques sur les questions segmentantes les plus récentes telles que l’égalité dans le mariage.
Il est impossible de savoir ce qui a finalement poussé Wilson à soutenir l’idée dans un discours prononcé devant le Congrès en 1918 – il pourrait s’agir des contributions des femmes à la Première Guerre mondiale ou de l’action des suffragettes manifestant sur sa pelouse – mais Kroeger suggère que les hommes de la Ligue, appartenant à son cercle rapproché, ont dû faire impression.
George Creel, par exemple, devint le responsable du Comité américain de l’information publique de Wilson en 1917. Et cette même année, un autre homme nommé par Wilson, Dudley Field Malone, démissionna de son poste, frustré par le blocage de l’administration sur la question du vote des femmes. « Je pense qu’il est grand temps que les hommes de cette génération, même s’il leur en coûte, se lèvent pour défendre l’émancipation des femmes au niveau national », écrivit-il.
« Ce sont les femmes qui l’ont fait »
Curieusement, remarqua Kroeger, le mouvement pour le vote des femmes fut peu ou pas mentionné dans les biographies officielles ou les mémoires de nombre de ces hommes en vue, même si la participation de la Ligue des hommes à l’activisme de la NAWSA était largement – voire de manière obsessionnelle – couverte par la presse. Ce pourrait être simplement dû au fait qu’ils étaient célèbres pour beaucoup d’autres activités (Villard était par exemple un des fondateurs de la NAACP [association nationale pour la promotion des gens de couleur]), et le fait d’aider à obtenir le vote des femmes n’était pas nécessairement en tête de liste de leurs réalisations personnelles.
Mais Kroeger a également mis au jour des documents suggérant que les hommes se seraient plus ou moins délibérément retirés de cette histoire, reconnaissant qu’ils n’étaient intervenus qu’au moment de l’effort final en faveur du vote des femmes, après des décennies de luttes infatigables par des générations de femmes, remontant jusqu’à la Convention de Seneca Falls en 1848.
Laidlaw n’a pas dit autre chose, dans un discours après l’adoption de l’amendement dans l’État de New York en 1917 : « Ce sont les femmes qui l’ont fait. Mais pas à travers une action héroïque, mais par un dur travail de fond sans relâche et une organisation rigoureuse. » Il ajouta : « Nous aussi, nous avons appris quelque chose, nous qui étions des auxiliaires du grand parti en faveur du vote des femmes. Nous avons appris à être des auxiliaires. »
« J’ai eu des frissons quand j’ai lu cette phrase », se souvient Kroeger. « À quel autre moment, avant ou depuis, les hommes se sont-ils comportés de la sorte vis-à-vis d’une cause concernant les femmes ? »
Article traduit par l’équipe de #JamaisSansElles : Pascale Reynaud et Katja Tochtermann.
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